Jules Nicolas CREVAUX

 

Il est, quartier Dauphine, une rue discrète, simple, modeste, n'ayant d'autre but que de servir ses riverains. Bien que toutes ses portes cochères en bois soient peintes en bleu de France, qu'elle ait un pied avenue Bugeaud et l'autre avenue Foch, elle reste cachée aux yeux du quidam et inconnue ; pourtant cette rue Crevaux honore un être exceptionnel. Peu nombreux sont ceux qui connaissent l'histoire, trop courte, de cet aventurier au sens noble du terme. Grâce aux articles de F. Marouis dans le Dictionnaire de biographie française de Roman et d'Amat, de L. Hesse dans la Grande encyclopédie de H. Lamirault, et de Etienne Taillemite dans son Dictionnaire des marins français, nous pouvons redécouvrir ce que fut sa vie.

Jules Nicolas Crevaux est né, le 1° avril 1847 à Larquin dans la Moselle, d'un père aubergiste et de sa femme Marguerite Pierron. Après des études classiques, il commence des études de médecine à Strasbourg et entre en octobre 1867 à l'Ecole de médecine navale de Brest. En octobre 1868, il est nommé aide-médecin à l'hôpital de Brest et, un an plus tard, embarque sur le Cérès qui le mènera au Sénégal, aux Antilles et en Guyane avant de le ramener à l'hôpital de Brest. Dès le début de la guerre de 1870 il se porte volontaire et rejoint le 4° bataillon de fusiliers marins à l'armée de la Loire. Participant à la défense du port de Fréteval, il est fait prisonnier avec ses blessés le 17 décembre 1870. Rapidement il s'évade, fait du service secret, rejoint l'armée de l'Est mais est blessé à Chaffois le 24 janvier 1871. De retour à Paris, il achève ses études de médecine et soutient en 1872 sa thèse de doctorat : " De l'hématurie chyleuse ou graisseuse des pays chauds ", parasitose dont il avait observé les symptômes lors de son passage en Guyane.

Médecin-major sur le La Motte-Piquet, en 1873, à la division navale de l'Atlantique-sud, il est nommé, l'année suivante, en Guyane et entreprend l'exploration de ce pays dont l'intérieur est encore très mal connu. Revenu en France en 1876, il devient assistant de Ranvier au laboratoire d'histopathologie au Collège de France. Epris d'aventure il se fait nommer à nouveau en Guyane et embarque le 7 décembre 1876. Après avoir soigné les malades de la fièvre jaune aux îles du Salut, il part avec monseigneur Emonet et le père Kroenner le 8 juillet 1877 explorer l'arrière pays de la Guyane. Il remonte le Maroni, étudie les indiens Galibis puis, seul, pénètre chez les Bonis, anciens esclaves noirs retournés à la sauvagerie, en Guyane hollandaise. Il s'y lie d'amitié avec Apatou qui le suivra désormais, y compris à Paris où il sera acclamé à la Sorbonne. Poursuivant son exploration, il remonte l'Itany, affluent du Maroni, et arrive chez les Roucouyennes où, malade, il doit se reposer. Le 17 septembre il repart par le sentier des Emérillons, passe le sommet de la Sierra Tumucumaque, redescend par l'Apaouani et atteint le 2 octobre le Rio Jari, affluent de l'Amazone. Deux mois plus tard il arrive à Bélem après avoir parcouru plus de 1 000 Km de fleuves et de forêts totalement inconnus. Il est dans un tel état de dénuement qu'on le prend pour un forçat évadé ; heureusement un français lui offre le bateau pour la France et le 17 avril 1878 il rend compte de son voyage à la Société de Géographie et est fait chevalier de la Légion d'honneur. Il a tout juste 31 ans.

Son appétit de découvertes n'est pas assouvi et dès le 2 juillet il s'embarque à Saint-Nazaire pour la Guyane et le 24 août 1878 entreprend une nouvelle exploration. Il remonte l'Oyapock presque jusqu'à sa source ( qui sera découverte par Henri Coudreau en 1889 ), franchit à nouveau la Sierra Tumucumaque ( où il y a maintenant le pic Crevaux ), descend le Rouapir, traverse le territoire des Calayouas et atteint le 10 octobre le Rio Jari. Ne voulant poursuivre sur cet affluent de l'Amazone qu'il connaît déjà, il pousse à l'ouest, trouve le Parou, affluent parallèle, le descend et arrive à Bélem où on lui fait meilleur accueil et où il peut se reposer. Quelques temps plus tard il remonte, en bateau à vapeur, l'Amazone jusqu'à Para, et, en pirogue, le Rio Ica jusqu'à Conception en Colombie puis redescend par le Yapoura et atteint l'Amazone le 9 juillet 1879. Ayant parcouru plus de 6 000 Km de cours d'eau et recueilli une masse d'informations botaniques, ethnographiques et anthropologiques il présente, début 1880, cet impressionnant bilan scientifique à la Société de Géographie de Paris qui lui remet sa grande médaille d'or. C'est la gloire.

Mais l'Amazonie, telle une sirène, l'appelle à nouveau et le 6 août 1880 il repart avec le pharmacien Le Jeanne à Santa-Fé de Bogota, remonte le Rio Magdalena, en Colombie, franchit la Cordillère des Andes et redescend en radeau vers l'Orenoque, par le Rio Guavaiare ou Guyalero qu'il baptise Rio de Lesseps. Arrivé dans le delta de l'Orenoque, après avoir exploré 3 400 Km de fleuve en 161 jours et récolté une ample moisson d'objets de botanique, de zoologie et d'anthropologie, le docteur Crevaux est épuisé et doit se reposer quelques temps parmi les indiens Gouaraounos. Il rentre en France le 25 mars 1881 et est fait officier de la Légion d'honneur.

Prenant quelques mois de repos, il monte une nouvelle expédition avec l'astronome Billet, le médecin Bayol et le peintre Rinzel ; le but est d'explorer le Rio Pilcomayo qui traverse le Gran Chaco et qui, exploité, servirait de trait d'union entre la Bolivie et l'Argentine. Fin 1881, il embarque pour Buenos Aires. En mars 1882 il arrive à Tarija, en Bolivie, où il doit s'arrêter à cause de l'état de guerre qui règne dans la région. L'équipe alors se sépare, Billet part reconnaître le Tocantins et Crevaux, accompagné de 18 hommes, part rejoindre le Rio Pilcomayo. Le 19 avril, il commence la descente du fleuve. Le 27 avril, il est en plein territoire des indiens Tobas qui, excités par un récent combat contre une autre tribu, le surprennent ainsi que ses compagnons et les font prisonniers. Deux membres de l'escorte parviendront à s'échapper et raconteront que Jules Crevaux avait été tué et mangé, ainsi que deux autres compagnons, par les Tobas. Il venait d'avoir ses 35 ans et laissait derrière lui les récits de ses voyages ainsi qu'un ouvrage intitulé " Grammaire et vocabulaire Roucouyennes " qui sera publié après sa mort.

Son nom sera donné, par arrêté du 28 août 1882, à une rue nouvellement ouverte par la Société Foncière Lyonnaise qui, d'après le décret de Jules Grévy du 16 janvier 1882, a supporté les dépenses des travaux de viabilité, d'éclairage et de conduites d'eau. La nomenclature officielle des voies de Paris précise que cette rue s'appelait précédemment " rue Dennery ". En fait, ainsi que le prouve le plan de Paris de 1882, il s'agissait d'une voie privée traversant le terrain que monsieur Dennery a cédé à la Société Foncière Lyonnaise à l'exception de ce qui est aujourd'hui le musée d'Ennery.

© Hubert DEMORY

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